Anseremme


Vue panoramique de la Darse d'Anseremme.

Cours d’eau. De Christian Hugues

Je suis né quelque part au flanc d’une montagne qui m’a donné la vie. Eh oui, les montagnes accouchent bien plus souvent de cours d’eau que de souris.
Source suintant d’entre deux pierres, mince filet d’eau vif et brillant, courant entre les herbes vertes, plus loin, ruisseau qui pousse son apaisante sérénade. Bientôt me voilà torrent... ciel ! Car chemin faisant, des amis me rejoignent qui apportent leur eau, bol ! Ou chance si on préfère, car je prends des forces, m’élargis, cours plus vite. Tel un cascadeur, je saute sans soucis les dénivellations du terrain.
« Comme on creuse son lit, on se coule », telle est ma devise. Aussi j’ai un beau lit, bordé de jolies rives, égayées d’ancolies aux fleurs blanc éclatant. La pente décline et des canoës creusent des sillons sur mon dos à grands coups de pagaies qui me fouillent les entrailles ; ils se coursent en esquivant avec grâce les rochers affleurant. Je les éclabousse d’une vague espiègle et quand j’en retourne un, on peut entendre un rire s’esclaffer et ricocher contre la falaise.
Harnachés comme pour partir en guerre, deux humains s’avancent. Chacun armé d’une espèce de branche prolongée d’un fil à l’extrémité équipée d’un crochet agressif. Comme ils ont déjà de l’eau jusqu’à mi-cuisse, j’essaie de remplir leurs cuissardes de petites vagues traîtres. Qu’ils laissent vivre mes truites et mes gardons !
Au cœur d’un paysage tout en couleurs pastel, bordé de grands arbres à l’ombre accueillante quand le Soleil cogne un peu trop, à l’abri des courants d’air, j’ai sculpté un îlot tout vert et jaune de bosquets fleuris. Comme un bateau immobile qui remonterait mon courant. On peut passer de la rive gauche à l’îlot sans se mouiller les pieds ou presque. Bien sûr les amoureux ont découvert ce lieu de rêve alors je les enlace, un bras de chaque côté, je coule sur la pointe des pieds, à peine un susurrement qui leur chante « Je veille sur vous. » Ils ont déjà les paroles éternelles de leur chanson. Et les papillons virevoltent alentour en toute quiétude.
Depuis que ma largeur dépasse la longueur d’un pas, les hommes ont jeté des ponts au-dessus de moi. J’en ai franchis par-dessous des "en bois", des "en pierres", des métalliques, des grands avec une ou deux piles plantées dans mon lit, quel culot ! Ils me donnent envie de jouer à saute-tout-pont mais ils sont de plus en plus hauts alors je me contente de leur tendre le miroir de ma surface lisse. Ah ! Les dessous des ponts ! Quel spectacle...
Ici, un coquet village a bâti son lavoir fleuri sur ma berge. Et les femmes viennent me faire la conversation au rythme allant de leur battoir. L’écho de leurs joyeuses voix ricoche et fait des ronds, rides en forme de "Oh", à ma surface qui se moire de veines blanc-bleu alanguies.
Là, un hameau a égayé ma berge de rouges géraniums que je tente d’arroser en montant mon clapot et à quelque distance, une petite plage, à l’ombre d’arbres en parasol, cachée entre des touffes de roseaux. Deux femmes se jettent sur moi drapées dans leur nudité. De mes eaux délicates, je caresse leurs corps lascifs, et me faufile et glisse avec délice à même leur peau douce, et d’un filet d’eau plus fraîche éveille une chair de poule et des cris de surprise et de plaisir. Ô plaisir aussi ravissant que fugace et inoubliable !
Dans une longue vallée encaissée, les hommes ont voulu me dompter, moi, faux calme et vrai capricieux. Ils ont barré mon cours et créé un lac. Plus de vagues, sauf par grand vent. Puis la chute vertigineuse à travers la conduite forcée. Au bout, je me cogne aux grandes pales et les fais tourner. Comme celles du moulin à papier rencontré plus haut dans le vallon sauf que sa ritournelle était plus mélodieuse.
Au fond de ma vallée, combien ai-je avalées de lieues quand je me glisse entre des dodus coteaux ? Là, une envie soudaine de découvrir du pays me tenaille. Elle est telle que je sors parfois de mon lit et baguenaude à l’entour. Pas si vainement pourtant puisque j’y dépose quelques alluvions. Mon offrande aux terres que je traverse et que je fertilise.
Que de rencontres d’eaux j’ai faites, offerte par Dame Nature. Quand une rivière conflue avec moi, un trouble m’étreint. Quelle direction prendre ? Continuer la mienne, adopter celle de la nouvelle arrivante, en choisir une troisième ? La question se pose chaque fois et chaque fois la réponse diffère.
Ça y est, j’arrive dans la plaine, mon impétueux caractère se pacifie, je fais le serpent. Maintenant, je coule des jours tranquilles, me prélasse et me méandre à droite et à gauche. Jusqu’à quand ? Jusqu’où ? Puisqu’il y a eu début, il y aura fin mais quelle fin ? Il semble que je disparaîtrai en rencontrant une étendue d’eau encore plus vaste que moi, une mer. Je ne suis pas pressé de rejoindre cette mer. Car je sais bien que la mer, c’est ma mort.
Me voici promu moyen de transport depuis que des péniches fendent ma surface. Que leurs gros ventres y creusent leurs sillons. Je les referme aussitôt derrière elles dans des bouillonnements effervescents. Leurs hélices brassent mon eau, créent des remous, des guirlandes de bulles d’air, mémoires de leur passage, que j’estompe et apaise doucement. À peine nées de leur traînées, les vagues s’étirent jusqu’aux berges où elles vont mourir délicatement. Avec bonheur, je porte mes amies péniches, je les aime bien, sauf quand elles m’abandonnent quelque poubelle malodorante.
Plus loin, on a scindé mon cours en deux pour leur faire digérer la pente trop importante. Une part de mon eau se dirige vers un bassin et là, elle attend qu’un bateau demande à franchir l’écluse. Un homme vient s’occuper de remplir et vider le bassin central. Ce sas, ce passage entre deux mondes, celui du haut vers celui du bas ou l’inverse. Mise à niveau, à un nouveau palier, tout comme dans la vie, quand d’un état de conscience, on passe à un autre. L’écluse passée, je retrouve mon intégrité, celle de mes chères eaux réunies.
L’autre matin, passant encore sous un pont et me régalant de la vue, je reçois un homme sur la tête. Je m’apprêtais à le porter comme les nageuses croisées plus haut mais le voilà qui fait tout pour couler. Voilà qu’il veut utiliser mon eau source de vie comme outil de la mort. Que faire pour lui redonner goût à la vie ? Je n’ai pas la parole, je n’ai que le contact, le toucher, la douceur de mes eaux, alors je le berce doucement mais il coule sans même se débattre. Sa chaleur se dissout déjà dans mon flot. Entre deux eaux je le porte et je l’emporte vers la mer, vers un infini qu’il voulait atteindre, que j’aimerais l’aider à rejoindre.
À l’horizon sortent de terre deux cheminées ornées de gigantesques panaches blancs qui se ruent vers le ciel. Ces appendices émanent d’une fabrique de nuages dont, hors cette production, je ne vois pas l’utilité. La région manquait-elle de pluie ? En approchant, je sens mon eau aspirée vers cette usine qui me la restitue plus loin sans un merci. L’eau empruntée raconte qu’elle a parcouru des longueurs interminables de conduites, de tuyaux de toutes tailles, qu’elle a eu très chaud et qu’une partie a disparue, volatilisée, évaporée.
Depuis le début de mon cours, c’est une manie de me prendre de l’eau. C’est une langue qui me lape, une main ou un gobelet qui plonge en moi, des canalisations qui s’immergent dans mon lit. Je ne rechigne pas à faire don de mon eau, je sais que ma fonction basique est d’abreuver, irriguer, nourrir végétaux, animaux et humains. Sauf que j’enrage de recevoir en retour les détritus, les immondices, surtout de cette dernière espèce qui se prétend civilisée.
Pour mon apothéose, je me suis offert un large estuaire. Il en a fallu des siècles, des millénaires pour le fabriquer. Je m’étale, divise mon eau en une multitude de rus où je revis une seconde jeunesse, musarde encore, lambine entre les roseaux, retient mon débit comme pour retarder encore ma disparition en mer.
Maintenant je sens le goût de l’eau salée remonter jusqu’à moi. L’échange a commencé. Comment cette mer peut-elle être toujours aussi salée avec tout ce que j’y déverse de douceur ? Laissez-moi encore un peu de temps avant que mon eau  si douce se dissolve dans la mer. Et non, le cycle est implacable et une nouvelle eau, une nouvelle vie descend déjà de ma montagne et parcourra encore et encore ce cours d’eau,

... ce cours de vie.

Le 14 février 2009